R&D en Afrique : une approche panafricaine s’impose pour remédier à la faiblesse des financements (Youssef Travaly, NEF)

Dépêche N°622703

Par Anne ROY

Lundi 09 mars 2020, 18:04:00

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Lancé en 2013 à l’initiative de l’African institute for mathematical sciences et la fondation Robert Bosch Stiftung, le Next Einstein Forum est une plate-forme qui entend connecter science, société et politique en Afrique et dans le reste du monde, notamment en rassemblant tous les deux ans les scientifiques de haut niveau du continent africain. Youssef Travaly, Vice président pour la Science, l’Innovation et les Partenariats, analyse pour AEF info les forces et faiblesses de la recherche sur le continent et de ses collaborations, notamment avec l’Europe, qu’il juge “trop institutionnalisées”. Pour lui, une approche panafricaine s’impose pour remédier à la faiblesse des financements, qui doivent en outre mieux prendre en compte la valorisation des résultats scientifiques.

AEF info : Quelle est l’ambition du Next Einstein Forum?
Youssef Travaly :
Le NEF a été créé en 2013 avec l’idée de mettre sur pied une plate-forme pour que les jeunes scientifiques africains puissent s’exprimer et faire connaître leurs recherches : ils éprouvent souvent de grandes difficultés à obtenir un visa pour se rendre dans des conférences internationales. Nous voulions que ce lieu rassemble aussi la société civile ou le monde des affaires. Nous avons construit une série de programmes comme les “lauréats du NEF”, qui identifie tous les deux ans les 25 chercheurs africains les plus brillants de moins de 42 ans, reconnus par leurs pairs, sur la base de leurs publications, leurs brevets, etc. Ceux-ci sont souvent cachés dans des laboratoires, partout dans le monde. Nous voulions leur donner une visibilité pour créer des rôles modèles et montrer ainsi aux jeunes du continent qu’on peut faire carrière en dehors du monde des affaires. Nous avons aussi un programme qui désigne 54 ambassadeurs de la science, un par pays du continent, pour y mener des activités en direction du grand public et des jeunes innovateurs. Ces ambassadeurs viennent de partout avec des nationalités et des domaines d’expertise différents et quand nous les réunissons, tous les deux ans, émergent des projets de conférences, de recherches ou même dernièrement d’essai clinique. L’an dernier, ils ont élaboré une feuille de route sur l’économie numérique de l’Afrique, lors de la session précédente sur l’économie de la connaissance.

AEF info : Comment faut-il renforcer le financement de la recherche sur le continent ?
Youssef Travaly : J’ai évolué pendant 30 ans dans le système scientifique européen où les financements sont structurés en fonction des enjeux sociétaux et prennent en compte toute la chaîne de la recherche à l’industrialisation. Un des problèmes de la recherche sur le continent africain tient à la fragmentation du financement : chaque État la finance de manière indépendante. L’Égypte, le Rwanda ou encore l’Afrique du Sud ont leur fonds. Ils ne s’occupent pas de valorisation. Mais avec 30 M€, on ne peut financer qu’une trentaine de projets… En tout, le financement global de la recherche sur le continent s’élève à 0,8 % du PIB quand il tourne autour de 2 à 3 % du PIB aux États-Unis ou en Chine. Il faudrait mettre en place un fonds panafricain.

AEF info : Comment voyez-vous le projet de Conseil africain pour la recherche ?
Youssef Travaly :
Il y a deux courants de pensée à cet égard. L’Afrique du Sud, avec des structures allemandes, avait commencé à réfléchir à un fonds, puis l’idée de l’ARC [African Research Council] a émergé, poussée par l’IRD, dans l’idée d’en confier la gestion à l’African Academy of Science. L’ARC n’est destiné à financer que la recherche, pas la valorisation, pour un montant qui n’est pas exorbitant. Et il ne met pas en oeuvre une approche panafricaine. Pour être efficace, cet instrument financier devrait venir en complément d’autres instruments financiers visant à financer l’aval de la chaîne de la recherche à l’innovation.

AEF info : Qu’en est-il des infrastructures de recherche ?
Youssef Travaly :
Il existe des infrastructures compétitives en Égypte et en Afrique du Sud, ainsi que des plates-formes régionales comme au Kenya. Mais il n’existe pas d’infrastructure de recherche qui permette de travailler en nanotechnologies ou en médecine de précision. Au Soudan, quand une chercheuse a besoin d’un microscope performant pour travailler sur le cancer, elle doit aller en Allemagne. D’où, encore une fois, l’importance de mutualiser les financements.

AEF info : Un fonds panafricain a-t-il une chance de voir le jour?
Youssef Travaly :
En 2018, le NEF a mis tout le monde autour de la table pour essayer de créer une enveloppe d’1 Md€. Le secteur privé doit mettre la main à la poche, via des partenariats stratégiques. La question est aussi de savoir à qui confier la gestion de ce fonds. Au niveau technique, on peut s’appuyer sur une structure comme le NEF. Au niveau administratif, il faut une structure panafricaine. L’Union africaine pourrait définir les priorités politiques. Europe, il nous faut définir une feuille de route claire, dans différents secteurs, qui définisse par exemple quels sont les objectifs à horizon 2050 en médecine de précision.

AEF info : Et comment remédier à la fuite des cerveaux ?
Youssef Travaly :
Je n’aime pas parler de fuite des cerveaux. Il s’agit avant tout d’une question d’opportunité. Par exemple, quand j’étais étudiant, au Sénégal, il n’y avait pas d’opportunité pour faire un master en physique alors que c’était possible en Belgique ; même chose pour le DEA – qui plus est avec un financement – et pour la thèse, financée également. Ensuite, toujours pas d’opportunité au Sénégal alors que j’avais la possibilité de faire un post-doc rémunéré aux États-Unis… Il a fallu attendre 30 ans pour que j’aie l’opportunité de rentrer sur le continent – pour diriger le NEF. Mais j’étais toujours dans l’optique de rentrer. Chacun choisit la trajectoire optimale, également en fonction de sa famille. Il ne s’agit pas d’une fuite des cerveaux parce que les chercheurs reviennent quand ils en ont l’occasion. Le plus important, c’est que, où qu’ils soient, ils puissent participer au développement du continent. C’est ce que nous leur permettons avec le NEF, même s’ils sont au Nebraska ou en France : cette communauté, de plus de 200 membres aujourd’hui, constitue une véritable force cérébrale sur laquelle le continent peut s’appuyer.

AEF info : Les collaborations entre institutions sont-elles une réponse ?
Youssef Travaly :
Aujourd’hui, beaucoup d’organismes européens ont pour interlocuteurs des États. Il serait bon de changer la manière de faire des partenariats avec l’Afrique pour adopter une démarche plus flexible, plus multisectorielle. Et de travailler à un niveau panafricain, de façon à couvrir des chaînes de valeur qui dépassent l’échelle d’un seul État. Par exemple, un projet sur la valorisation des déchets en Guinée peut trouver des débouchés énergétiques au Mali, alors qu’une approche trop étatique ne permet pas d’y répondre. À ma connaissance, le NEF est la seule structure travaillant à l’échelle panafricaine, impliquant tous les acteurs de la société (politiques, scientifiques, innovateurs, industriels, société civile) et à la recherche d’un impact concret. Par conséquent, mon regard se tourne et se tournera vers les institutions de l’Union européenne, des États-Unis, de la Chine, etc. qui seront prêtes à revisiter leurs modèles de collaborations trop institutionnalisés avec le continent africain.

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