5 minutes sur la Tech africaine et le Coronavirus avec Samir Abdelkrim

Samir Abdelkrim est l’auteur de l’ouvrage “Startup Lions, au cœur de l’African Tech“ et fondateur de la plateforme de la Tech4Good EMERGING Valley  (www.emergingvalley.co) et de la société de conseil StartupBRICS (www.startupbrics.com)

Next Einstein Forum : Comment caractériseriez-vous le milieu entrepreneurial africain dans le domaine du numérique et qui sont les poids lourds de la Tech aujourd’hui?

Samir Abdelkrim: Les écosystèmes de la Tech africaine sont depuis quelques années portés par un très fort mouvement ascendant, en termes de maturation, de visibilité et de financement. Ils sortent en effet de l’anecdotique pour devenir un sujet d’étude et d’intérêt pertinent sur la carte de l’économie numérique mondiale. Avec aujourd’hui un premier recul sur les apports de la génération startup, on peut dire que ce qui caractérise cet entrepreneuriat africain est proprement social avec l’e-santé, la Green Tech et l’inclusion sociale et financière. Les segments de marchés choisis par ces jeunes démultiplient l’accès aux populations, autrefois isolées, à l’éducation, la santé et l’énergie, pour ne citer que ces éléments. Les leaders qui émergent, sur le plan sectoriel, sont de manière évidente les startups de la finance, aussi appelées FinTech, à l’image des très nombreuses pépites nigérianes telles que Paystack et Flutterwave et surtout Interswitch qui représente, aux côtés du géant panafricain de l’e-commerce Jumia, la première licorne africaine.

Lorsqu’on fait un petit état des lieux, il semble que les entreprises issues de l’Afrique anglophone ont une plus grande aisance à se développer par rapport à l’espace francophone. Pourquoi et quels sont les facteurs qui pourraient changer la donne?

S.A.: Cet état des lieux est principalement dû au fait que les trois capitales de la Tech – Lagos, Nairobi et Johannesburg – emmènent le reste du secteur en Afrique. Cependant, il est vrai que, pris dans son ensemble, l’Afrique francophone est à la traine, à l’exception notable du Sénégal, dont l’écosystème est de plus en plus dynamique. Si l’analyse n’est pas immédiate, plusieurs facteurs pourraient expliquer cela. Premièrement, la démographie joue un rôle majeur puisque les trois pays leaders en matière d’écosystème de startups sont parmi les pays les plus peuplés du continent et disposent de marchés considérables. Par exemple, Lagos, capitale nigériane compte, à elle seule, plus de 20 millions d’habitants. Ensuite, quand on pense à l’Afrique du Sud, il y a sans aucun doute un effet infrastructure, tandis qu’au Kenya, on relève un très bon niveau de technicité des acteurs issus du numérique. Concernant l’Afrique francophone à proprement parler, on peut y voir un problème de confiance des investisseurs, avec un investissement davantage tourné vers les secteurs traditionnels, comme le domaine foncier. Les pistes de changement sont multiples. Néanmoins, il faut commencer par travailler à une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi, structurer et outiller davantage les incubateurs, et développer le passage à l’échelle des startups d’aujourd’hui en petites et moyennes entreprises (PME).

Selon Omar Cissé, PDG d’InTouch, «plus de 85% des investissements dans les startups sont aujourd’hui concentrés dans 4 pays en Afrique tels que l’Afrique du Sud, l’Égypte, le Kenya, et le Nigéria.» Qu’est ce qui pourrait réduire ce fossé entre ces 4 États et le reste du monde de la Tech africaine?

S.A.: Le vrai problème réside dans la structuration des levées de fonds. Mettre en relation les entrepreneurs de talent a un fort impact avec les investisseurs, et ce au niveau adéquat. C’est tout le sens du travail d’Emerging Valley, de connecter les écosystèmes et de rassembler durant trois jours les bailleurs, les fonds d’investissements et les Business Angels. L’objectif est de faire sortir les start-ups de ce cap si difficile de la vallée de la mort. C’est également le sens de l’action de l’Agence française de développement (AFD) – laquelle a signé un partenariat avec le Next Einstein Forum pour l’organisation d’une semaine Africaine de la Science en 2020-, qui a choisi d’annoncer à l’occasion de l’inauguration officielle d’EMERGING Valley 2019, le lancement d’une Facilité de 15 Millions d’euros destinés à financer les startups à fort impact sur toute la diversité de leurs besoins, des Business Angels au Fonds d’investissement, ce pour une meilleure coordination du capital sur le continent. Les politiques publiques ont ensuite naturellement un rôle à jouer pour placer le numérique comme un levier de développement, évangéliser et valoriser les initiatives sociales. Il faut donc poursuivre notre travail de plaidoyer auprès des décideurs, comme nous le faisons depuis plusieurs années avec StartupBRICS, pour faire évoluer le cadre juridique vers une législation plus favorable aux entrepreneurs et qui s’adapte à leur rythme. On l’a vu au Sénégal, qui a mis en place le 1 er Startup Act d’Afrique francophone. À l’image de ce pays, les États doivent s’engager pour accompagner l’entrepreneuriat.

Quelles sont les raisons qui expliquent qu’il y ait si peu d’acteurs privés qui soutiennent l’innovation sur le continent et comment accroître leur participation dans le financement des startups?

S.A.: Je ne partage pas exactement votre constat. Vous avez raison dans le sens où nous partons effectivement de très loin. Il y a cinq ans à peine, l’Afrique ne levait que 150 Millions de dollars annuellement, soit l’équivalant de ce qui se lève en un week-end dans la Silicon Valley. Cependant, les choses ont bien changé. En 2019, on a dépassé les 2 milliards d’euros et les enseignements du rapport de Partech Africa sont ainsi éclairants à plus d’un titre pour la Tech africaine : développement inédit des levées de Growth, levées toujours plus rapides au stade des Séries A et B, avec des volumes toujours plus importants et des start-ups toujours plus nombreuses à lever des fonds. Face au désengagement du système bancaire, le secteur a su attirer sa propre offre grâce à l’avènement des Venture-Capitalists, des Business Angels et autres Fonds d’investissements dédiés à l’Afrique. On observe ainsi les premières mutations du secteur, ce avec une concentration embryonnaire et une spécialisation croissante des acteurs de la finance technologique africaine. Mais naturellement oui, les trous dans la raquette sont encore légion. Les 2 milliards d’euros demeurent très modestes face aux besoins des 54 pays, dont 4 marchés prennent à eux seuls 75% de ces montants (en ajoutant cette année l’Égypte au trio traditionnel de tête). L’Afrique francophone n’en récolte qu’approximativement 50 millions d’euros. En plus des volumes structurellement faibles, l’investissement sectoriel reste cantonné à de rares pré-carrés, avec la FinTech qui rafle 50% de la mise. Cette extrême polarisation thématique et géographique entraine avec elle d’autres écueils tels que les « Missing Middle » – difficulté de développer des ETI et des PME – ou encore la rareté de l’entrepreneuriat féminin. Donc, il nous reste effectivement encore beaucoup de travail. Mais l’espoir est là, et les éléments de langages des bailleurs ont déjà énormément changé.

Dans son ensemble, l’Afrique surprend beaucoup de monde par sa capacité à adopter les nouvelles technologies numériques. Qu’est-ce que l’Europe peut apprendre de l’expérience africaine?

S.A.: l’Europe, la Méditerranée et l’Afrique ont tout à gagner à associer leurs milliards de consommateurs. L’enjeu actuel est de promouvoir un modèle social divergeant, qui veille au bien-être des citoyens et à un destin numérique partagé tourné vers le bien commun. Plus que jamais en cette période troublée de crise sanitaire mondiale sans précédent, nous devons apprendre à avancer ensemble. Depuis le début de l’épidémie du Covid 19, les écosystèmes de la Tech africaine multiplient les initiatives pour trouver collectivement des solutions de suivi, de diagnostic et de résilience face à la maladie. Ainsi, de très nombreux « hackathons » ont été lancés, de Nairobi à Lagos, pour faire plancher les développeurs du continent sur des applications médicales d’e-santé. Face aux anti-modèles sociaux asiatiques ou américains, nous devons avancer en coalition, et l’Afrique peut être le futur partenaire fort de l’Europe. Aujourd’hui, elle s’érige en continent émergent et entend bien devenir une plaque tournante de l’économie mondiale dans les prochaines années, avec pas moins de 17 millions de PME. Les entreprises européennes se doivent de tisser des liens avec ces nouveaux acteurs, sur des territoires où elles ont déjà beaucoup d’atouts, si elles ne veulent pas rater la révolution en marche sur le continent.

Le contexte lié au COVID-19 peut-il accélérer cette collaboration entre l’Afrique et le Vieux Continent dans le secteur du numérique?

S.A.: La crise mondiale que nous vivons à l’heure actuelle doit nous pousser à revoir nos priorités et à développer les partenariats nécessaires pour renforcer la résilience de nos sociétés, des collaborations qui devront être portées par le numérique. Avec le Covid-19, l’Afrique dans son ensemble a gardé son sens de l’innovation, avec de belles initiatives qui sont mises en œuvre pour « hacker » la progression de la pandémie planétaire en coupant les chaînes de transmission. Un des plus beaux exemples est la startup kényane, Ushahidi, qui fait de l’entraide citoyenne contre le Coronavirus, un catalyseur pour ralentir la poussée inexorable de la pandémie. Des organisations non-gouvernementales italiennes utilisent quotidiennement la solution lancée par cette start-up pour signaler les personnes vulnérables et isolées dans le nord de l’Italie ou en Sardaigne. Elle permet ainsi aux citoyens âgés les plus à risque de bénéficier d’approvisionnements en médicaments et en nourriture pendant la durée du confinement. Idem en Espagne et voilà l’exemple illustrant que des solutions africaines peuvent se déployer et répondre aux mêmes défis partagés entre l’Afrique et l’Europe ! Plus que jamais nos destins sont liés et ce que démontre sur le terrain les communautés d’innovateurs qui “entrent en résilience” pour lutter contre ce fléau global.

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