Next Einstein Forum: l’Agence française de développement (AFD) a récemment lancé un ouvrage intitulé «L’économie africaine 2020.» Quel est l’objectif visé avec cette publication?
Sandrine Boucher: Il s’agit d’une initiative inédite pour l’AFD, visant à ouvrir ses analyses plus largement au grand public. C’est en effet la vocation première de la collection « Repères » des éditions La Découverte : rendre accessible au plus grand nombre des enjeux sociaux et économiques pointus. Les grands enjeux économiques et sociaux qui traversent le continent y sont abordés à la fois en termes de tendances structurantes et de questionnements sur des thématiques ciblées, telles que la dette ou l’urbanisation. L’approche est pluridisciplinaire, pour croiser les regards et nourrir la réflexion académique sur les mutations à vitesse accélérée de l’Afrique. Elle est également « Tout Afrique » pour aborder les enjeux structurels à l’échelle du continent, tout en proposant des projections propres à certains contextes ou pays. L’objectif, à travers une telle publication, est également de prendre toute la mesure des changements qui s’opèrent sur le continent, ce en déconstruisant certaines idées reçues.
À l’instar d’Afric’Innov, votre organisation soutient de nombreux programmes qui accompagnent des projets innovants dans divers pays ouest-africains. Quel bilan tirez-vous de ce soutien jusqu’à présent?
S.B.: En effet, l’AFD a lancé depuis 2016 plusieurs initiatives en direction des startups africaines et de leur écosystème telles que l’AFD Digital Challenge, Digital Africa ou encore le Social and Inclusive Business Camp (SIBC). Entre 2018 et 2019, nous avons ainsi pu engager près d’1 milliard d’euros, qui se décomposent en 300 millions d’euros en fonds propres et 700 millions en lignes de crédit dédiées et garanties accordées aux banques pour couvrir le risque PME. En décembre dernier, nous avons lancé le fonds d’amorçage Digital Africa, doté à ce jour d’un montant de 15 millions d’euros. Il est mis en œuvre par 6 partenaires spécialisés dans l’accompagnement et le financement de l’entreprenariat innovant en Afrique. Ces différentes actions s’inscrivent dans le cadre de l’initiative française« Choose Africa » portée par le groupe AFD qui vise à soutenir l’entrepreneuriat sur le continent. Elle met au service des startups, TPE et PME africaines l’ensemble des outils AFD et de sa filiale dédiée au secteur privé, Proparco, pour les financer et les accompagner aux différents stades de leur développement, notamment via des partenaires locaux soutenus par le Groupe. 2,5 milliards d’euros sont ainsi dédiés et plus de 10 000 PME bénéficieront de cette initiative d’ici 2022. Nous sommes donc sur une bonne trajectoire en termes d’objectifs de financement, mais il est encore prématuré de parler de bilan à ce stade. Il s’agit d’investissements dont les premiers retours pourront être mesurés dans un second temps, mais nous sommes convaincus de l’importance de soutenir ces dynamiques. Dans le même temps, nous observons que les écosystèmes d’innovation sont de mieux en mieux structurés dans les pays africains. Les disparités sont encore très fortes entre les régions, ce même entre les pays, mais les conditions se mettent en place pour générer des projets innovants en plus grand nombre, plus durables, et avec un impact réel sur leurs communautés. Nous souhaitons poursuivre le renforcement de nos liens et de nos partenariats avec des incubateurs, des fonds d’investissements et des banques locales puisque c’est à travers ces acteurs que nous pourrons véritablement soutenir efficacement les startups et les PME africaines.
Quels sont, selon vous, les enjeux et les défis liés à la promotion de l’innovation dans le secteur des PME sur le continent?
S.B.: Les pays africains sont, à des degrés divers, confrontés à de nombreux défis de développement. Les populations manquent souvent de ressources et doivent parallèlement faire face à de multiples problèmes du quotidien, auxquels s’ajoutent parfois des situations de crise plus ou moins durables. L’innovation permet d’apporter les solutions les mieux adaptées dans ces contextes évolutifs. En apportant ces solutions sur les marchés, les entreprises participent à leur diffusion et donc à la résolution de ces défis. Cependant, pour offrir aux innovateurs africains un environnement propice à leur capacité d’entreprendre et à leur potentiel d’impact, de nombreux challenges doivent encore être relevés, comme la mise en place de cadres légaux favorables, la facilitation de l’accès à l’énergie et au numérique qui soit à la fois fiable et compétitif, l’intégration dans des chaines de valeurs sectorielles, y compris en favorisant la commande publique, parmi d’autres défis.
Quelles sont les raisons qui expliquent qu’il y ait si peu d’acteurs privés qui soutiennent l’innovation en Afrique?
S.B.: L’hésitation de certains acteurs privés à investir dans l’innovation sur le continent peut être liée à plusieurs facteurs. Le déficit de connaissances sur les réalités du continent, très disparates, en est sans doute un. On pourrait aussi évoquer la relative faiblesse des tailles de marchés, en raisonnant sur une base pays (voire métropolitaine) et non régionale ou continentale. Un autre facteur réside dans le niveau de risque : le climat des affaires, de l’environnement administratif ou du cadre juridique restent encore perçus de manière négative, et dans certains contextes parfois vraiment opaques ou trop complexes. Néanmoins, d’autres acteurs économiques, et de plus en plus nombreux, investisseurs africains et internationaux, démentent progressivement ce constat par le choix qu’ils font de saisir les opportunités offertes par l’émergence d’entreprises innovantes à fort potentiel de croissance. Il faut également compter sur une nouvelle génération d’entrepreneurs africains et de la diaspora qui misent résolument sur l’avenir du continent.
Comment accroître leur participation dans le financement des startups ?
S.B.: Outre une meilleure information sur la réalité des dynamiques de marché et des fondamentaux économiques en Afrique – ce qui constituait l’un des objectifs fondamentaux de la publication évoquée précédemment, le financement privé des startups pourrait être favorisé par une implication plus soutenue de potentiels business angels en faveur du financement d’entreprises innovantes, un cadre réglementaire stable et favorable, des dispositifs locaux d’accompagnement et de financement d’amorçage ainsi qu’une information des financeurs internationaux sur la réalité, le potentiel et les besoins des écosystèmes africains. Les questions de niveaux de prise de risques et de retours sur investissement sont évidemment cruciales : ce sont la robustesse et la durabilité des start-up, et donc notre capacité à accompagner les écosystèmes d’innovation dans le temps long et à appuyer l’ouverture des opportunités de marché, qui pourront également y aider. Enfin, l’AFD intervient en direction des financeurs à travers des dispositifs de garanties permettant de couvrir jusqu’à 50% de leur risque, c’est aussi une solution qui doit encourager les investissements.
Comparativement à l’espace anglophone, il semble que les startups ont plus de mal à se développer en Afrique francophone. Quels sont les facteurs qui expliquent cette réalité et quelles mesures devraient être mises sur pied pour changer la donne ?
S.B.: Le marché africain est très hétérogène et il peut en effet paraître tentant de proposer une lecture contrastée qui opposerait les zones francophone et anglophone. L’approche « Tout Afrique » permet à notre groupe de dépasser cette binarité. Lorsque l’on regarde les candidatures reçues dans le cadre de concours de start-up, l’immense majorité provient du Nigéria à lui seul, où se cumulent à la fois un esprit d’initiative accentué, un niveau d’infrastructures globalement favorable et un niveau de contraintes à dépasser très fort. Le poids des économies et la taille des marchés déterminent bien entendu le niveau de maturité des écosystèmes et leur capacité à faire émerger des start-up capables de se développer. Les connections avec les partenaires internationaux constituent également un facteur déterminant. Un point qui paraît intéressant d’apprécier serait ainsi la capacité pour les entreprises d’identifier leur potentiel de croissance à l’échelle régionale, puis continentale voire globale. Comment favoriser cette analyse des potentialités? Le partage des expériences (y compris les échecs) contextuelles, l’intégration du facteur lié au capital humain voire l’évaluation des limites posées par l’hétérogénéité des cadres réglementaires et fiscaux qui entravent les investissements et les échanges commerciaux, parmi d’autres, nous permettraient d’œuvrer ensemble pour renforcer notre compréhension de la réalité des écosystèmes afin de faciliter l’émergence de nouveaux acteurs performants et compétitifs en Afrique.